Posts Tagged ‘église’

Je m’endors

juillet 17, 2012

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé.

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome 1 : Du Côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1946-1947 (1913), p. 11, via wikisource

mur blanc

septembre 14, 2011

« Une année consacrée. À qui ? dis-je. À ça dit-il. Je vais faire «ça» un an et sans pourquoi. De l’avent jusqu’après Pentecôte, aux couleurs liturgiques tel jour en rouge tel jour la sainte au cœur violet je faisais ça un an il a presque cinquante ans, je faisais le portrait des tout premiers temps, et c’était le printemps dans le tableau, tout intense, surchargé, on entre dans l’an par l’avent comme dans une église, pas seulement dans une église si sainte, mais le même sien, inséparables mystères, les autres religions et philosophies à la célébration desquelles la peinture prenait part, au milieu des psaumes, et posées sur l’autel de la toile elles faisaient courir rouge vert noir violet les phrases des essais et des exercices, la peinture était violente et exaltée quand je l’ai fait au petit matin du monde. Je vois qu’Hegel, Hölderlin, Schlegel se lèvent, ils vont au séminaire protestant, la philosophie avec le poésie, ils écrivent des lettres d’un esprit à l’autre esprit, elles font Berlin Heidelberg Weimar Bayreuth Magdebourg et se posent sur les extrémités de la toile d’Europe je suis Hölderlin, Schlegel, Hegel, «nous allons réaliser le royaume de Dieu de la philosophie» disent-ils, à l’avent du monde lumineux, aussitôt je copie, les couleurs de leurs pensées en noir ou vert ou violet selon l’heure je vois Hegel regarder Goethe regardant le mur blanc avec des prismes de Büttner et ne voyant rien que du blanc et toutes les fois, dit-il, Hegel, que j’ai à faire avec cette matière je vois devant moi le phénomène primitif, Eurer Excellenz, vous-même regardant mur blanc et ne voyant que du blanc.»

Hélène Cixous, Le Tablier de Simon Hantaï, suivi de H. C. S.H. Lettres, Galilée, Paris, 2005, p. 13-14.

substitut du souvenir

janvier 22, 2011

On n’imagine pas qu’à la fin du prologue de Du côté de chez Swann le narrateur tombe sur un instantané de l’église de Combay et que ce soit là miette visuelle qu’il déguste au lieu de la saveur de l’humble madeleine trempée dans le thé qui fait rejaillir à sa vue un pan entier de son passé. Mais la raison n’en est pas l’incapacité des photos à évoquer des souvenirs ( cette capacité existe, liée à la qualité de celui qui regarde plutôt qu’à celle de la photo ), mais les exigences clairement formulées par Proust à l’égard de cette résurrection par l’imagination, à la quelle il ne demande pas seulement ampleur et précision, mais qu’elle livre le grain et l’essence des choses. Et en envisageant les photos du seul point de vue où elles pouvaient lui être utiles, comme instruments du souvenir, Proust fausse d’une certaine façon leur nature : pas tant un instrument qu’une invention ou un substitut du souvenir.

Susan Sontag, Sur la photographie, Christian Bourgois éditeur, traduit de l’anglais par Philippe Blanchard en collaboration de l’auteur, p. 193. 1993, Straus and Giroux, 1973.

décembre 28, 2010

John Heartfield, “Der Reichsbischof richtet das Christentum aus.” “He, der Mann da, das Kruzifix etwas weiter nach rechts!”, AIZ N°3, 18 Jan 1934, via imagebank.vulture-bookz.de

décembre 28, 2010

John Heartfield, “O du fröhliche, O du selige, gnadenbringende Zeit” (O Joyful, O blessed, miracle-bringing time), 1935, Arbeiter-Illustriete Zeitung (AIZ, or “Worker’s Illustrated Paper”), via www.geh.org

amour égale

décembre 27, 2010

Dans l’Armée et l’Église, il s’agit, nous l’avons vu de l’illusion que le meneur aime tous les individus pris isolément d’une manière égale et juste. Mais ceci est exactement la transposition idéaliste des rapports dans la horde originaire, où tous les fils se savaient persécutés de manière égale par le père originaire et le redoutaient de manière égale. Déjà, la forme suivante de la société humaine, le clan totémique, a pour préalable cette transformation sur laquelle sont édifiés tous les devoirs sociaux. La force inaltérable de la famille, en tant que formation naturelle en foule, repose sur le fait que ce préalable nécessaire de l’amour égale du père peut être réellement vrai pour elle.

Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, 1921, Essais de psychanalyse, Petit bibliothèque payot, Traduit de l’allemand sous la responsabilité d’André Bourguignon, Paris, 1981, p. 215.

capitaine

décembre 27, 2010

Il est indubitable que le lien unissant chaque individu isolé au Christ est également la cause de leurs liens mutuels. Il en va pareillement pour l’Armée ; le commandant en chef est le père, qui aimes tous ses soldats également, et c’est pourquoi ils sont camarades entre eux. L’Armée se distingue structuralement de l’Église en ce qu’elle se compose d’une pyramide de foules de ce type. Chaque capitaine est en quelque sorte le commandant en chef et le père de sa compagnie, et chaque sous-officier celui de son unité. Certes, une semblable hiérarchie s’est également trouvée constituée dans l’Église, mais elle n’y joue pas le même rôle économique*, puisque l’on est en droit d’attribuer au Christ plus de savoir et de sollicitude à l’endroit des individus isolés qu’à un commandant en chef qui est homme.

Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, 1921, Essais de psychanalyse, Petit bibliothèque payot, Traduit de l’allemand sous la responsabilité d’André Bourguignon, Paris, 1981, p. 173.

*C’est-à-dire dans la distribution quantitative des forces psychiques impliquées.