Posts Tagged ‘Hazan’

sauver le monde

novembre 23, 2011

A cette période, ce groupe se faisait tout au plus remarquer par un petit scandale, car il cherchait la provocation et attaquait la situation présente qui, malgré son caractère hautement civilisé, n’avait pas réussi à empêcher la guerre mondiale. Dada était « socialo-pacifiste », pour reprendre les mots de Marcuse ; mais il n’était certainement pas eschatologique. Ce que fabriquaient le général dadaïste Johannes Baader et ses acolytes Raoul Hausmann, Hannah Höch et Richard Huelsenbeck, bientôt rejoints par George Grosz, n’avait plus rien à voir avec une volonté de sauver le monde ou avec des visions prémonitoires de la grande Apocalypse.

Rainer Metzger, Berlin les années vingt, Hazan, 2006, p. 98.

accessoire

janvier 5, 2011

Cette photo passe pour être la première qui ait osé montrer les cadavres d’une guerre, l’esprit victorien s’y étant jusque-là refusé, notamment que sorte, le feu vert à la représentation des morts sur les futurs champs de bataille de la guerre de Sécession. «Représentation»? Oui, car il s’agit bien ici des reliefs d’un théâtre d’opérations : j’observe que les cadavres de Lucknow sont réduits à des accessoires de magasin, que le palais semble n’être qu’une façade de convenance pour «fermer» la scène et que le metteur en scène, pris dans l’élan de ses effets, donne l’impression d’avoir fait mettre, par le décorateur, la façade légèrement de biais, comme pour donner un peu de mou à l’horreur de la réalité. Felice Beato (deux fois «heureux» vraiment?) s’est posé la question de la frontalité, l’esquivant par deux fois : d’abord il a évité de faire un gros plan des squelettes, et puis il s’est arrangé avec cette façade qui se détourne un peu, comme on le voit, devant cet objectif empressé mais maussade.

C’est seulement maintenant que je prends conscience que Beato a intercalé délibérément des vivants entre les squelettes morts du premier plan et la façade morte du palais, comme si seuls des êtres vivants pouvaient véritablement donner l’échelle. Insistons : la mort n’est l’échelle de rien, c’est la vie qui l’est de tout.

Denis Roche, Le boîtier de mélancolie, Hazan, 1999, P. 38.

uriner

décembre 28, 2010

Le marchand d’allumettes qu’il représente en 1920 est un pauvre type, que la guerre a perforé de balles, un estropié qui n’a pas de pieds, pas de bras et, comme si cela ne suffisait pas, il n’a plus d’yeux. Les passants qui circulent en toute hâte sans y prendre garde, ne connaissent que trop ce genre d’individus, et si un teckel s’intéresse à lui, c’est uniquement pour uriner.

Rainer Metzger, Berlin les années vingt, Hazan, 2006, p. 111.

La nuit

décembre 28, 2010

Juste après-guerre, Max Beckmann sondait déjà la réalité avec des mises en scène choquantes comme par exemple dans La nuit de 1919. La nuit jette regard impitoyable dans une pièce saisie par l’horreur. On distingue un groupe d’hommes, dans lequel chacun torture son prochain les membres des corps sont contorsionnés et les traits du visage déraillent, mais ce qui est véritablement troublant, c’est la tranquille normalité dans laquelle s’inscrivent ces sinistres agissements. L’homme au centre de la peinture porte un bandage à la tête et s’emploie en même temps à tordre le bras d’une pauvre créature dont la bouche grande ouverte laisse échapper un cri ; mais cet homme au centre, qui cumule les fonctions de victime et de tortionnaire, montre encore un troisième facette car il fume sa pipe avec une délectation extrême. C’est comme si cette «nuit» pouvait se reproduire toutes les nuits.

Rainer Metzger, Berlin les années vingt, Hazan, 2006, p. 110-111.

pitrerie

décembre 28, 2010

Impossible d’imaginer Dada sans pitreries ; aussi l’origine du mouvement Dada de Berlin, est-elle d’une rafraîchissante absurdité. Le 17 novembre 1918, pendant une messe à la cathédrale de Berlin, Baader se fit remarquer en hurlant «Jésus-Christ, on n’en a rien à faire», a près quoi il fut bien entendu écarté du lieu. Puis loin de laisser reposer l’incident, il le propulsa au contraire dans les sphères du débat public à coup de lettres de lecteur. Dada fut la première manifestation d’une idée qui s’imposera tout particulièrement à Berlin, l’idée que la culture du spectacle n’a absolument rien à voir avec la qualité de ce qui peut éventuellement être représenté, mais qu’elle diffuse massivement ce simple constat : «J’existe, je suis celui qui a de l’importance». Dada a anticipé certains mécanismes qui accompagnent la célébrité aujourd’hui encore. Le fait que la part de non-sens soit de nos jours plus importante que la part de sens transmis c’était le fondement de la réflexion.

Rainer Metzger, Berlin les années vingt, Hazan, 2006, p. 99.

reportages réalistes

décembre 27, 2010

Le monde de Grosz décrit les dernières heures de la petite bourgeoisie et du militarisme, du fricotage et de la criminalité entretenues par les caisses de l’État. Grosz dépasse le domaine de Dada, car le refus et le retrait du sens cèdent leur place à la dénonciation, à une franchise abrupte, voire à l’agressivité. Hannah Arendt, la philosophe et théoricienne de l’État totalitaire, se souvint ainsi de l’époque des années vingt où elle était étudiante : «Durant ces années-là, les jeunes étudiants ne lisaient pas les journaux. Nous ne percevions par les caricatures de George Grosz comme de la satire, mais comme des reportages réalistes. Nous connaissions ces types-là ; ils vivaient tout autour de nous.» (cité d’après Gay 2004, p. 99).

Rainer Netzger, Berlin les années vingt, Hazan, 2006, p. 104.

vérité toute nue

décembre 27, 2010

Pour un public ouvert comme Hannah Arendt ou Kurt Tucholosky, les images de Grosz montraient une vérité toute nue et témoignaient de la froide réalité du monde dans lequel ils vivaient. Une chronique de Tucholsky datée de 1924, Visage, esquisse le portait de l’un de ces contemporains : «se sent en parfait harmonie avec le pays, la majorité et la communauté du peuple […] Est pourtant d’une grande correction et politesse, simple bougeois vers le haut. Vers le bas : même noblesse. Représente. Fait carrière. Deviendra sans doute une huile dans quelque temps, ministre plénipotentiaire, directeur généra, secrétaire d’État, Dieu sait quoi. L’Allemagne? L’Allemagne.» (cité d’après Tucholsky 2005, p. 1183). Ce petit texte de Tucholsky sur le visage et accompagné d’une dédicace: «Pour George Grosz, qui nous a appris à les voir».

Rainer Metzger, Berlin les années vingt, Hazan, 2006, pp. 104-107.

esprit de notre temps

décembre 27, 2010

Depuis longtemps, j’avais découvert que les gens n’ont pas de caractère et que leur visage n’est qu’une image faite par le coiffeur. Pourquoi alors, ne pas prendre une tête réalisée par un esprit simple et naïf, sur laquelle les apprentis coiffeurs s’exercent pour faire des perruques. Seulement l’idée : Je voulais dévoiler l’esprit de notre temps, l’esprit de chacun dans son état rudimentaire. On racontait des merveilles sur le peuple des penseurs et des poètes. Je croyais mieux les connaître. Un homme de tous les jours n’avait que les capacités que le hasard lui avait collées sur le crâne, extérieurement, le cerveau était vide. Je pris alors une belle tête en bois, je la polis longuement avec du papier de verre. Je la couronnai d’une timbale pliable. Je lui fixai un beau porte-monnaie derrière. Je pris un petit écrin à bijoux et le plaçai à la place de l’oreille droite. J’ajoutai encore un cylindre typographique à l’intérieur et un tuyau de pipe. Maintenant au côté gauche. Et oui, j’avais envie de changer de matériel. Je fixai sur une règle en bois une pièce en bronze enlevée à un vieil appareil photographique suranné et je regardai. Ah, il me fallait encore ce petit carton blanc portant le chiffre 22, car évidemment l’esprit de notre temps n’avait qu’une signification numérique. Ainsi il se dresse encore aujourd’hui avec ne se démontre que par la mesure. N’est-ce pas un amour?

Raoul Hausmann, dans le catalogue de l’exposition Raoul Hausmann, Moderna Museet, Stockholm, 1967, non pagné.

Serge Lemoine, Dada, Hazan, Paris, 2005, p. 36.

action politique

décembre 20, 2010

Rapidement, son œuvre prendra un tour beaucoup plus politique, comme le montre son photomontage Nach zehn Jahren : Vôater und Sôhne (Après 10 ans : pères et fils) réalisé en 1924, à l’occasion de l’anniversaire du déclenchement de la guerre. Trois photographies différentes on été utilisées — cortège de squelettes, maréchal et défilé d’enfants habillés en soldats — qui sont découpées et collées ensemble. Une légende très courte est ajoutée à l’image. Le tout est rephotographié et agrandi. Heartfield crée ici en nouveau langage associant image et texte. Dès cette époque, il va consacrer son art à l’action politique en détournant le sens des images qu’il utilise et en reproduisant ses œuvres sous forme d’affiches ou comme illustrations pour des magazines, afin de leur assurer un grand diffusion.

Serge Lemoine, Dada, Hazan, 1991, p. 49-52.