Posts Tagged ‘horreur’

poétique des ruines

juillet 4, 2012

Qu’on s’en indigne ou qu’on s’y résigne, la catastrophe du 11 septembre 2001 a produit des décombres qui se sont aussitôt inscrits dans la tradition vaguement consciente de la poétique des ruines. Deux mois à peine après la tragédie du World Trade Center, le livre New York Septembre 11 par les photographes de l’agence Magnum était en librairie aux État-Unis. Il est difficile de nier (bien qu’il soit également difficile d’admettre) le caractère esthétique des images ressemblées dans ce best-seller. Certes, c’est aux images, dira-t-on, que ce caractère peut s’attacher, non à l’horrible réalité. C’est la représentation de l’horreur qui appelle l’attention esthétique, non l’horreur elle-même. Mais le phénomène que la photographie de presse et l’image télévisuelle en direct ne cessent de sécréter est précisément celui d’un amenuisement, jusqu’à l’effacement, de l’écart entre réalité et représentation. Il a sans doute fallu une bonne dose d’« égocentrisme artistique » pour qu’un compositeur célèbre ose déclarer en conférence de presse, avant de s’en repentir publiquement, que l’attaque contre les tours jumelles était « la plus grand œuvre d’art imaginable au monde* ».

Jean Galard, « L’art sans œuvre », in L’œuvre d’art totale, Paris, Musée du Louvre / Gallimard, 2003, p. 178-179.

* Karlheinz Stockhausen, propos enregistrés par le Norddeutscher Rundfunk, Frankfurter Allgemeine zeitung, 18 septembre 2001.

irreprésentable

juillet 3, 2012

Gilles Peress (1946) expose des photographies grand format montrant l’atrocité des épurations et des génocides comme en Bosnie et au Rwanda. Il privilégie les gros plan et les images nettes visant à accroître la dureté des scènes captées. C’est un choix esthétique. Quels que soient le bien fondé de sa dénonciation et l’authenticité de sa révolte, on peut lui préférer la posture de l’artiste chilien Alfredo Jarr (1956). Celui-ci refuse l’exhibition et la monstration brutale. Il expose 550 boîtes en carton, closes, recelant chacune une photographie de victimes de guerre. L’horreur est bien là, mais cachée. Pour y accéder, il faut lire sur le couvercle la description du cliché. Ni documentaire ni reportage, le travail de Jarr constitue une redoutable dénonciation de l’exploitation des images médiatiques, de celles qui saturent, parfois jusqu’à la nausée, les informations télévisées et internet. Le pouvoir des mots ne serait-il pas parfois aussi corrosif que le choc des photos, dès lors qu’il s’agit de l’irreprésentable ?

Marc Jimenez, La querelle de l’art contemporain, Gallimard, Paris, 2005, p. 293.

La nuit

décembre 28, 2010

Juste après-guerre, Max Beckmann sondait déjà la réalité avec des mises en scène choquantes comme par exemple dans La nuit de 1919. La nuit jette regard impitoyable dans une pièce saisie par l’horreur. On distingue un groupe d’hommes, dans lequel chacun torture son prochain les membres des corps sont contorsionnés et les traits du visage déraillent, mais ce qui est véritablement troublant, c’est la tranquille normalité dans laquelle s’inscrivent ces sinistres agissements. L’homme au centre de la peinture porte un bandage à la tête et s’emploie en même temps à tordre le bras d’une pauvre créature dont la bouche grande ouverte laisse échapper un cri ; mais cet homme au centre, qui cumule les fonctions de victime et de tortionnaire, montre encore un troisième facette car il fume sa pipe avec une délectation extrême. C’est comme si cette «nuit» pouvait se reproduire toutes les nuits.

Rainer Metzger, Berlin les années vingt, Hazan, 2006, p. 110-111.

horreur

décembre 10, 2010

Pour aller au bout de l’extase où nous nous perdons dans la jouissance, nous devons toujours en poser l’immédiate limite : c’est l’horreur. Non seulement la douleur des autres ou la mienne propre, approchant du moment où l’horreur me soulèvera, peut me faire parvenir à l’état de joie glissant au délire, mais il n’est pas de forme de répugnance dont je ne discerne l’affinité avec le désir. Non que l’horreur se confonde jamais avec l’attrait, mais si elle ne peut l’inhiber, le détruire, l’horreur renforce l’attrait! Le danger paralyse, mais moins fors, il peut exciter le désir. Nous ne parvenons à l’extase, sinon, fût-elle lointaine, dans perspective de la mort, de ce qui nous détruit.

Georges Bataille, Madame Edwarda, Version illustrée par Jean Fautrier, 1945, Version nouvelle préfacée par Geroges Bataille 1956 et illustrée par Hans Bellmer 1965, Pauvert, Paris, 2001, p. 12.

devenir

novembre 6, 2010

Le devenir n’est pas de l’histoire ; l’histoire désigne seulement l’ensemble des conditions si récentes soient-elle, dont on se détourne pour «devenir», c’est-à-dire pour créer quelque chose de nouveau. C’est exactement ce que Nietzsche appelle l’Intempesif. Mai 68 a été la été la manifestation, l’irruption d’un devenir à l’état pur. Aujourd’hui, la mode est de dénoncer les horreurs de la révolution. Ce n’est même pas nouveau, tout le romantisme anglais est plein d’une réflexion sur Cromwell très analogue à celle sur Staline aujourd’hui. On dit que les révolution ont un mauvais avenir. Mais on ne cesse de mélanger deux choses, l’avenir des révolutions dans l’histoire et le devenir révolutionnaire des gens. Ce ne sont même pas les mêmes gens dans les deux cas. La seul chance des hommes est dans le devenir révolutionnaire, qui peut seul conjurer la honte, ou répondre à l’intolérable.

Gilles Deleuze, Pourparlers, Les édition de Minuit, Paris, 1990/2003, p. 231.