Posts Tagged ‘yeux’

cadre

août 18, 2012

En 1874, Manet soumet quatre toiles au Salon ; deux d’entre ells sont refusées, dont Bal masqué à l’Opéra. Mallrmé prend la défense de Manet dans un article où il dit : « Chargé par le vote indistinct des peintres de choisir, entre les peintures présentées dans un cadre, ce qu’il existe véritablement de tableaux, pour nous les mettre sous les yeux, le jury n’a d’autre chose à dire que : ceci est un tableau, ou encore : Voilà qui n’est point un tableau¨. »
Mallarmé n’ignore pas que les pires croûtes peuvent prétendre au titre de tableau si elles sont « présentées dans un cadre », et ne reconnaît au jury qu’un seul droit, celui de les séparer de « ce qu’il existe véritablement de tableaux, pour nous les mettre sous les yeux ». Que le jury s’efface une fois la séparation faite, qu’il s’abstienne de tout jugement de goût qui aille au-dela de cette signature de pacte élémentaire et qu’il nous laisse décider lesquels, parmi les tableaux véritables, sont bons tableaux. Ainsi est tracée la frontière nominable entre « Ceci est un tableau » est « Voilà qui n’est point un tableau », autrement dit, entre l’art de la peinture, défini par le respect d’un nombre suffisant des conventions techniques et esthétiques qui lui donnent sa digne place dans l’ensemble pluriel des beaux-arts, et tout le reste, le non-art, au singulier, le n’importe quoi.
Thierry de Duve, « Que faire de l’avant-garde ? » in Question d’histoire de l’art, Centre Pompidou, Paris, 2011, p. 18-19.
* Stéphane Mallarmé, « Le jury de peinture pour 1874 et Manet », La Renaissance, 12 avril 1874 ; cité dans Pierre Courthion (éd.), Manet raconté par lui-même et par ses amis, Genève, P. Cailler, 1953, t. I, p. 168.

pénétrer

août 16, 2012

Lorsque Bonnard dit que ce qu’il cherche, c’est « montrer ce qu’on voit quand on pénètre soudain dans une pièce d’un seul coup », il énonce simplement mais très précisément le but d’une peinture qui, pour reprendre les concepts de Panofsky, se trouvent désormais privé du registre iconologique où elle s’exprimait naguère, se replie — mais ce renoncement lui ouvre un champ inédit et fécond — au niveau pré-iconographique. Comment peindre la sensation de globalité visuelle dont je suis envahi quand je pénètre en un lieu, avant que j’aie reconnu, distingué, focalisé et identifié les diverses particularités dont l’assemblage constitue ce local à mes yeux comme un lieu déterminé ? Car le fait est que, une fois franchi le seul subliminal où la pièce s’offre à mon regard comme un lieu totalement ouvert, un fouillis dans lequel il baigne tout entier et dans lequel tout s’offre à lui immédiatement sans hiérarchie et sans nom, ma vision se mobilise, fait un tri entre l’important et l’accessoire, s’accommode sur un objet ou sur un être, se concentre, reconnaît et dénomme enfin, renvoyant du même coup, sinon à la ténèbre, du moins à la pénombre, tout ce qui n’entre plus dans son champ.
Jean Clair, Autoportrait au visage absent, Gallimard, Paris, pp. 54-55.

Je m’endors

juillet 17, 2012

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé.

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome 1 : Du Côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1946-1947 (1913), p. 11, via wikisource

lester une vie

juillet 16, 2012

« Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! / Aux yeux du souvenir que le monde est petit* ! » Proust a réussi ce tour de force : dans un instant faire vieillir le monde entier de la durée de toute une vie d’homme. Mais justement cette concentration par laquelle se consume avec la rapidité de l’éclair ce qui, sans elle, est promis au flétrissement et au lent déclin, est un rajeunissement. À la recherche du temps perdu est un essai ininterrompu pour lester une vie entière de la plus haute présence d’esprit. Le procédé de Proust n’est pas une réflexion, mais une présentification. L’écrivain est pénétré de cette vérité que les vrais drames de l’existence qui nous est destinée, nous n’avons pas le temps de vivre. C’est cela que nous faire vieillir. Rien d’autre. Les rides et les plis du visage sont les marques des grandes passion, des vices, des prises de conscience qui sont venus nous trouver — mais nous, les maîtres du logis nous étions absents.

Walter Benjamin, « L’image proustienne », in Œuvres II, Trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochliz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000 (1929), p. 150.

* N. d. T. : Baudelaire, « Le Voyage » Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1975, p. 129. (RR)

juillet 15, 2012

walter-benjamin-bluemchen:

Gisèle Freund – Walter Benjamin in the Bibliothèque National, 1937

rire

juillet 13, 2012

Les expériences sur le communicationnel chez le nouveau-né sont particulièrement probantes. Petit mammifère voué contrairement aux autres à une quasi-immobilité prolongée, l’enfant est semble-t-il, suspendu aux odeurs maternelles (sein, cou…), mais aussi aux mouvements du regard. Au cours de l’exercice de pilotage de la vue qui consiste à tenir dans ses bras, à hauteur du visage, en face à face, un enfant de trois mois environ et à le faire pivoter légèrement de droit à gauche puis de gauche à droite, les yeux de l’enfant « riboulent » dans le sens inverse, comme l’avaient parfaitement observe les fabricants des anciennes poupées de porcelaine, simplement parce que le nouveau-né ne veut pas perdre de vue le visage souriant de la personne qui le tient. Cet exercice d’élargissement du champ visuel est ressenti par l’enfant comme très gratifiant, il rit et veut que ça continue. Il s’agit bien là de quelque chose de fondamental, puisque le nouveau-né est en train de former une image communicationnelle durable, à partir de la mise en mouvement de son regard. Comme disait Lacan, communiquer ça fait rire et l’enfant est alors dans une position idéalement humaine.

Paul Virilio, La machine de vision, Paris, Galilée, 1988, p. 26.

janvier 20, 2012

Odilon Redon, Les origines, 1883.

ymutate:

Odilon Redon, (1840-1916) : The Origin of Vision

found at RasMarley, posted by ymutate

œil

janvier 20, 2012

Nous avions rencontré deux axes, de signifiance et de subjectivation. C’étaient deux sémiotiques très différentes, ou même deux strates. Mais la signifiance ne va pas sans un mur blanc sur lequel elle inscrit ses signes et ses redondances. La subjectivation ne va pas sans un trou noir où elle loge sa conscience, sa passion, ses redondances. Comme il n’y a que des sémiotiques mixtes, ou que les strates vont au moins par deux, on ne doit pas s’étonner du montage d’un dispositif très spécial à leur croisement. C’est pourtant curieux, un visage : système mur blanc-trou noir. Large visage aux joues blanches, visage de craie percé des yeux comme trou noir. Tête de clown, clown blanc, pierrot lunaire, ange de la mort, saint suaire. Le visage n’est pas une enveloppe extérieure à celui qui parle, qui pense ou qui ressent. La forme du signifiant dans le langage, ses unités mêmes resteraient indéterminées si l’auditeur éventuel ne guidait ses choix sur le visage de celui qui parle (« tiens, il a l’air en colère… », « il n’a pas pu dire cela… », «tu vois mon visage quand je te cause… », « regarde-moi bien…»). Un enfant, une femme, une mère de famille, un homme, un père, un chef, un instituteur, un policier ne parlent pas une langue en général, mais une langue dont les traits signifiants sont indexés sur des traits de visagéité spécifiques. Les visages ne sont pas d’abord individuels, ils définissent des zones de fréquence ou de probabilité, délimitent un champ qui neutralise d’avance les expressions et connexions rebelles aux significations conformes. De même la forme de la subjectivité, conscience ou passion, resterait absolument vide si les visages ne formaient des lieux de résonance qui sélectionnent le réel mental ou senti, le rendant d’avance conforme à une réalité dominante. Le visage est lui-même redondance. Et il fait lui-même redondance avec les redondances de signifiance ou de fréquence, comme avec celles de résonance ou de subjectivité. Le visage construit le mur dont le signifiant a besoin pour rebondir, il constitue le mur du signifiant, le cadre ou l’écran. Le visage creuse le trou dont la subjectivation a besoin pour percer, il constitue le trou noir de la subjectivité comme conscience ou passion, la caméra, le troisième œil.

Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille plateaux, Paris, Les éditions de minuit, 1980, pp. 205-206.

Earlier, we encountered two axes, signifiance and subjectification. We saw that they were two very different semiotic systems, or even two strata. Signifiance is never without a white wall upon which it inscribes its signs and redundancies. Subjectification is never without a black hole in which it lodges its consciousness, passion, and redundancies. Since all semiotics are mixed and strata come at least in twos, it should come as no surprise that a very special mechanism is situated at their intersection. Oddly enough, it is a face: the white wall/black hole system. A broad face with white cheeks, a chalk face with eyes cut in for a black hole. Clown head, white clown, moon-white mime, angel of death, Holy Shroud. The face is not an envelope exterior to the person who speaks, thinks, or feels. The form of the signifier in language, even its units, would remain indeterminate if the potential listener did not use the face of the speaker to guide his or her choices (“Hey, he seems angry …”; “He couldn’t say it…”; “You see my face when I’m talking to you …”; “look at me carefully…”). A child, woman, mother, man, father, boss, teacher, police officer, does not speak a general language but one whose signifying traits are indexed to specific faciality traits. Faces are not basically individual; they define zones of frequency or probability, delimit a field that neutralizes in advance any expressions or connections unamenable to the appropriate significations. Similarly, the form of subjectivity, whether consciousness or passion, would remain absolutely empty if faces did not form loci of resonance that select the sensed or mental reality and make it conform in advance to a dominant reality. The face itself is redundancy. It is itself in redundancy with the redundancies of signifiance or frequency, and those of resonance or subjectivity. The face constructs the wall that the signifier needs in order to bounce off of; it constitutes the wall of the signifier, the frame or screen. The face digs the hole that subjectification needs in order to break through; it constitutes the black hole of subjectivity as consciousness or passion, the camera, the third eye.

Gilles Deleuze, Felix Guattari, A thousand plateaus, translation and foreword by Brian Massumi, University of Minnesota Press, Minneapolis, London, 1987, pp. 188-189. (version PDF).

mobilisation

décembre 19, 2011

Plus la bourgeoisie a intérêt à contrôler le prolétariat, plus la réalité d’un tel contrôle s’avère précaire. Car l’accroissement et l’accumulation des richesses pour une minorité produit, comme contrepoids, l’accentuation de la misère pour la majorité des travailleurs. L’existence de tels rapports inversement proportionnels ne peut que transparaître dans un monde qui sort de son rêve (et dont l’éveil, nouveau paradoxe, crée en même temps les nouvelles conditions de son exploitation). Ceux qui dominent se devaient donc, pour maintenir leur domination, de se voiler aux yeux éveilles du prolétariat. Benjamin remarque que c’est la technique, et celle du film en particulier, « qui rend ceci possible ». Le film a pour mission de désamorcer le regard du prolétariat en état de « mobilisation », prêt à « parer le regard de l’adversaire de classe ». En évitant le regard immédiat et le rapport direct à l’autre, ceux qui dominent interdisent toute réponse de la part de ceux qu’ils médiatisent.

Bruno Tackels, L’œuvre d’art à l’époque de W. Benjamin – Histoire d’aura, Paris, L’harmattan, 1999, p. 156.

juillet 9, 2011

Hans Bellmer, Untitiled (Double-sided portrait of Unica Zürn), Pen and white ink on black wove paper, 50 x 70 cm, 1954, The art institute of Chicago, via artic.edu